N'oublions pas d'oublier
Par Audrey DECIMA et Marie ROUSSEL, Promotion 2014/2015
En mars 2015, le débat autour du droit à l’oubli a été ravivé et un pas de plus a été accompli dans la mise en œuvre des droits des citoyens. En effet, le 24 mars, un protocole d’accord a été signé entre les pouvoirs publics et les banques
[1]. Cette convention offre la possibilité aux personnes ayant été affectées d’une pathologie cancéreuse de contracter un crédit bancaire. Ce droit à l’oubli s’applique aux personnes ayant souffert d’un cancer avant l’âge de 15 ans, lesquelles n’auront plus besoin de déclarer leur pathologie, cinq ans après l’interruption des soins thérapeutiques. D’une manière générale, tous les anciens malades, quelque soit le cancer dont ils souffraient, n’auront plus à le déclarer quinze ans après l’arrêt du traitement. Une grille de référence a ainsi été mise en place et permettra d’adapter ce droit à l’oubli aux différentes formes de pathologies. Projet salutaire, puisqu’avant la signature de cet accord, les anciens malades du cancer étaient considérés comme « des emprunteurs à risque », ce qui créait une stigmatisation douloureuse et les empêchait de retrouver une vie normale.
Le droit à l’oubli apparait ici comme une valeur essentielle dans notre société. L’effacement de l’information, ou sa mise à jour, devient indispensable pour garantir le droit de chacun de mener sa vie sans intrusion ni discrimination. Ce droit, avec toute sa dimension européenne, est intimement lié au droit au respect de la vie privée. S’il y a des informations qui doivent être connues, il convient de les maintenir seulement si elles s’avèrent nécessaires. Les contours du droit à l’oubli se définissent petit à petit, au gré des préoccupations sociales et des interventions administratives, gouvernementales ou européennes.
Ainsi, un projet de règlement sur la protection des données, en cours de négociations à Bruxelles, vise à favoriser le développement de la confiance des citoyens en l’économie numérique. Ce projet entend notamment renforcer la capacité des citoyens à contrôler l’usage de leurs données. Effectivement, cette confiance est ébranlée puisqu’en 2014, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a enregistré environ 5 825 plaintes dont 39% concernaient des problématiques d’e-réputation (suppression de textes, photographies, vidéos, coordonnées, commentaires, faux profils en ligne, réutilisation de données publiquement accessibles sur internet). Le droit à l’oubli se définit alors comme la possibilité offerte à chacun de maîtriser ses traces numériques mais également sa vie, qu’elle soit privée ou publique.
D’après la CNIL
[2], ce droit à l’oubli permettra « d’obtenir la suppression des données de l’utilisateur si celui-ci souhaite qu’elles ne soient plus traitées et s’il n’y a pas de motif légitime pour qu’une entreprise les conserve […] Appliqué aux moteurs de recherche, ce droit à l’oubli s’entend comme un « droit au déréférencement » sur lequel la CNIL et ses homologues européens ont adopté des lignes directrices communes en 2014 ». Ce texte a également pour ambition de permettre aux utilisateurs d’accéder plus facilement à leurs données personnelles et d’imposer une obligation de notification des failles concernant ces données. Actuellement, seuls les opérateurs de communication électronique sont soumis à cette obligation de notification des failles.
Cette préoccupation de l’intrusion du numérique dans la sphère privée n’est pas nouvelle et prend une ampleur considérable. Les demandes d’accès indirect aux informations personnelles des particuliers auprès de la CNIL ont augmenté de plus de 20% entre 2013 et 2014. La Commission a reçu quelques 130 000 appels en 2014 et plus de 10 000 demandes individuelles, incluant plaintes et demandes d’accès. C’est pourquoi les CNIL européennes tentent de se doter d’un système de traitement des plaintes et des demandes d’accès unifié et cohérent au regard de la protection des données personnelles. Aujourd’hui il s’agit principalement du référencement des informations et de leur maintien sur les moteurs de recherche dont il est question. Ainsi, une demande concernant un mineur au moment de la publication de l’information devra être suivie d’effet par les moteurs de recherche
[3]. Le déréférencement peut être demandé par toute personne physique à partir du moment où les informations incriminées apparaissent sur un moteur de recherche, après saisie du nom de cette personne. La condition étant que celle-ci soit identifiable. Viennent ensuite des degrés dans l’analyse de la plainte, en fonction du rôle du plaignant dans la vie publique, de l’utilité de l’information dans un débat démocratique et de la nature même des informations. Lorsque celles-ci concernent la santé, la sexualité ou la famille, les autorités de protection sont plus enclines à accorder un déréférencement.
En Europe, depuis le début de l’application du « droit à l’oubli », Google a reçu plus de 250 000 demandes concernant près d’un million de liens
[4]. On se demande alors comment le plus célèbre moteur de recherche, apprécie-t-il ces demandes de suppression ?
Selon le juriste de Google chargé de la vie privée, il y a tout d’abord une évaluation des demandes de suppression lorsque des informations personnelles sont obsolètes ou inappropriées. Les cas les plus simples, qui ne nécessitent pas de processus d’évaluation approfondi, sont étudiés par les ingénieurs de Google alors que les cas les plus graves, exigeant la mise en place de contrôles et vérifications, sont analysés par les juristes et ingénieurs, aidés par des avocats extérieurs à l’entreprise.
Le déclencheur de ces procédures d’effacement et de ces lignes directrices communes aux autorités de contrôle européennes est l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 13 mai 2014
[5]. Les faits, datant de 2012, opposaient Google à l’autorité de protection des données personnelles espagnole. Celle-ci avait ordonné à Google, à l’occasion de l’instruction d’une plainte, de désindexer les données relatives à deux articles de presse évoquant les dettes passées et réglées par le plaignant, afin qu’elles disparaissent des résultats de la recherche faite sur son nom sur internet. La Cour de Justice a donc du apporter des précisions sur l’interprétation de la directive de 1995 relative à la protection des données personnelles.
Le premier apport de l’arrêt est constitué par l’assimilation des exploitants des moteurs de recherche aux responsables de traitement de la directive. Après avoir identifié les responsables, l’arrêt définit les modalités du déréférencement. Celui-ci sera directement demandé au moteur de recherche concerné. Les informations qui ne sont plus pertinentes ou se révèlent erronées ou excessives sont concernées. C’est le critère-clé de l’arrêt de la juridiction communautaire qui, si elle définit les caractéristiques de données susceptibles d’être désindexées, n’y attribue pas pour autant un résultat automatique. Les plaintes doivent donc être étudiées au cas par cas, et leur déréférencement reste soumis à analyse. Le droit au déréférencement par les moteurs de recherche n’est pas absolu, cependant des critères objectifs sont maintenant dégagés par les autorités de protection des données personnelles et permettent ainsi aux moteurs de traiter de manière méthodique les demandes des plaignants
[6].
Le droit à l’oubli de manière globale, et le droit au déréférencement de manière spéciale, peuvent néanmoins fragiliser d’autres droits fondamentaux. Il est ici question du devoir de mémoire, du droit à l’histoire et de la liberté d’expression, droit sacro-saint garanti par toute société démocratique. De quelle manière peut-on concilier ces droits antagonistes ? Les intérêts privés peuvent-ils porter atteinte à une liberté collective telle la liberté d’expression ? C’est la tâche difficile que s’est assignée la CNIL. Quelles sont ses ressources et ses armes pour lutter contre les atteintes à la vie privée, à l’honneur, tout en poursuivant son éloge à la liberté d’expression ?
Des entités administratives sont-elles les plus aptes à effectuer cette recherche d’équilibre ? On pourrait croire que leur lien à l’Etat les empêche finalement d’être objectives et nous permet de les accuser de parti pris. Or, ici ce serait l’inverse. Les mesures proposées par les CNIL européennes inquiètent fortement les organes de presse et les historiens. En effet, en permettant un déréférencement quasi-automatique, aurons-nous encore l’accès aux informations, éléments d’histoire d’une société donnée à un moment donné ?
Pour élaborer les principes et conditions du déréférencement, la CNIL se fonde sur un premier principe d’actualité. Le droit à l’information des citoyens impose qu’une information puisse rester visible en vertu de ce droit et de la liberté d’expression. Il est alors question de savoir si, au bout d’un certain temps, cette information, peut porter atteinte aux droits de la personne concernée. Dans ce cas, elle devra être déréférencée afin de ne pas la remettre face à ses erreurs, de ne pas rendre récurrente une information qui n’est plus tout à fait vraie ou utile quelques temps après. Mais comment juger de cette vérité ou de cette utilité ? Et surtout qui peut en juger ? Le déréférencement s’il concerne les moteurs de recherche peut être une solution. Mais si l’on veut concilier droit au respect de la vie privée et droit à l’information et à l’histoire, il ne doit pas amener à une suppression de cette information. Il s’agit alors pour les CNIL européennes de trouver une solution moins radicale que la suppression, en minimisant l’exposition de cette information, en organisant un réel droit de réponse ou de rectification dans certains cas. Le second principe évoqué par la CNIL dans son article relatif à la décision du 13 mai 2014
[7] est bien celui de la légitimité de l’information. Mais lorsque celle-ci n’est plus pertinente ou semble excessive au regard des finalités et du temps écoulé, son maintien par les moteurs de recherche s’avère superflu.
Ainsi la CNIL impose la notion de proportionnalité dans l’analyse des demandes de déréférencement. Elle-même doit alors faire usage de cette mesure afin de veiller à l’équilibre des intérêts en présence. Ce pouvoir d’équilibre est depuis toujours confié à la justice, dernier maillon de la chaine de protection des individus. Si les tribunaux semblent aujourd’hui engorgés par les assauts des particuliers, l’autorité judiciaire reste néanmoins l’institution légitime la plus à même de trancher, au cas par cas, qui de l’expression ou de l’oubli devra triompher. Elle seule peut décider si nous devons voir ou oublier. Pour reprendre la citation utilisée par Me Alain Ben Soussan, avocat spécialisé en droit du numérique inscrit au Barreau de Paris, Alfred de Musset disait « A défaut du pardon, laisse venir l’oubli », n’oublions pas que nous apprenons aussi de nos erreurs. Alors n’oublions pas d’oublier, mais tâchons aussi de nous rappeler afin de nous améliorer.
[2] CNIL, article « Enjeux 2015 (3) : quels nouveaux droits pour mieux maîtriser ses données ? », 15 avril 2015
[3] CNIL, « Droit au déréférencement, Les critères communs utilisés pour l’examen des plaintes ».
[4] Le Monde, article « Comment Google applique le « droit à l’oubli » en Europe ? », 14 mai 2015.
[5] CJUE, Grande Chambre, affaire C-131/12, 13 mai 2014
[6] CNIL, « Décision de la Cour de Justice de l’Union européenne : les moteurs de recherche doivent respecter le droit à l’oubli », 16 mai 2014.
[7] CNIL, « Décision de la Cour de Justice de l’Union européenne : les moteurs de recherche doivent respecter le droit à l’oubli », 16 mai 2014
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